À l’aube du XXIe siècle, les fonctions dévolues aux frontières étatiques sont exercées bien au-delà des lieux, circonscriptions et administrations où elles étaient traditionnellement actives. Elles perdent ainsi leur aspect linéaire. Elles adoptent une nature plus mobile, plus diffuse afin de s’adapter à la globalisation. Les acteurs du contrôle sont devenus de plus en plus nombreux ; aux côtés des Etats interviennent aujourd’hui des agences (Frontex en Europe), des entreprises privées, des organisations non gouvernementales… Le contrôle de la circulation des personnes et des biens revêt des formes de plus en plus nombreuses et différenciées. Nos existences sont ainsi traversées par de multiples réseaux et dispositifs d’identification. Toutes ces recompositions doivent être analysées le plus finement possible, en mobilisant une palette étendue de modes d’expression et d’outils critiques.
Les mutations des frontières au XXIe siècle
Les mutations des frontières sont indissociables de la mondialisation qui fait évoluer les chaînes productives, les systèmes de communication et de défense, le travail et la culture. Le projet néo-libéral des trente dernières années a placé au cœur des réformes nationales la maîtrise des dépenses, le libre-échange ou la compétition salariale, tout en promouvant des accords mondiaux sur la fiscalité, les normes techniques, bancaires et comptables. Les projets de liberté de circulation ont été promus dans une logique économique. Ils se sont accompagnés de stratégies d’exclusion pour faire face aux pressions migratoires par un filtrage de plus en plus sélectif des flux.
Du contrôle des flux à la gestion des risques
Il en résulte d’abord une contradiction entre des pratiques économiques qui accentuent le développement mondial inégal et la nécessité d’un développement mondial durable et équitable. Il y a ensuite une contradiction géopolitique entre l’action de gouvernements nationaux qui sont limités par leur souveraineté territoriale , et la nécessité d’une gouvernance mondiale pour réguler le nombre croissant de processus transnationaux.
Pour tenter de résoudre ces contradictions, les Etats ont attribué aux frontières la fonction de garantes de la sécurité des peuples dans un monde caractérisé par une augmentation de la mobilité transfrontalière des personnes, des capitaux, des biens et des idées. En d’autres termes, les frontières doivent maintenant permettre la mobilité tout en protégeant simultanément contre les risques sociaux, économiques, politiques et médicaux générés par cette mobilité.
Le fait que la migration, le terrorisme, les flux économiques et financiers, la criminalité informatique et la pollution de l’environnement peuvent provenir aussi bien de l’intérieur que de l’extérieur du territoire d’un Etat a considérablement réduit le rôle des frontières comme moyen de protection. La ligne de démarcation entre sécurité intérieure et extérieure est devenue tellement floue que ces domaines tendent à fusionner.
Dans ce contexte, le contrôle est davantage envisagé comme un procédé sélectif et individualisé. Il ne s’agit plus seulement de sécuriser le groupe national pour garantir le bien-être des citoyens. Il s’agit aussi de sécuriser l’individu pour perpétuer l’institution politique de la société nationale.
Envisagés comme des risques sécuritaires, les circulations des hommes, des biens et des informations deviennent les principales cibles des dispositifs de surveillance et le contrôle frontalier un système de gestion du risque. Etant donné que ces mouvements ne sont pas circonscrits à l’échelle des Etats mais s’étendent bien au-delà, les stratégies sécuritaires déployées aux frontières doivent maintenant être imaginées à l’échelle mondiale.
Cette « sécurisation » (securitization) des frontières vise moins à les fermer hermétiquement qu’à améliorer leur capacité de filtrage. Elles doivent autoriser certaines catégories de personnes et de marchandises à circuler, tout en excluant d’autres. Elles fonctionnent donc comme des pare-feux, permettant le bon fonctionnement du trafic légitime tout en bloquant les « indésirables » ou ceux qui représentent des risques. Elles sont ainsi très poreuses pour la plupart des formes de capital, mais pas pour la plupart des catégories de main-d’œuvre non qualifiée.
La mise en œuvre de ces nouvelles logiques de contrôle a contribué à un processus d’intégration sans précédent entre les dispositifs de contrôle frontaliers et les technologies numériques telles que la biométrie, les systèmes sans fil, RFID, drones, robots télécommandés, les radars de chaleur, détecteurs de CO2 et d’autres utilisés pour incorporer des frontières dans les corps et les produits afin de les détecter, de les identifier et de suivre leurs mouvements. Ce processus est favorisé par l’idée que l’automatisation technologique permettra d’améliorer les capacités de contrôle des frontières tout en réduisant ses coûts et l’erreur humaine.
Mutations des frontières et transformations des formes de mobilité
Afin de surveiller les flux, les contrôles frontaliers (policiers, douaniers, privés) sont projetés jusque sur les territoires d’autres Etats ainsi qu’au cœur du territoire national. Les douanes de certains pays opèrent ainsi dans les ports d’autres pays. De même que les contrôles en vue de la délivrance de visa s’effectuent également dans les pays d’origine des ressortissants. Parallèlement, les points et les opérations de contrôle se multiplient sur les territoires nationaux afin de traquer les personnes ou les marchandises qui ont réussi à contourner ces dispositifs de filtrage. Enfin, en vue d’exclure ou de tenir à l’écart certaines populations, flux ou activités, des lieux disposant d’un statut juridique incertain se multiplient : c’est le cas des camps de rétentions de migrants sans papiers, des zones de transit dans les aéroports ou encore des zones franches.
Ce contrôle de plus en plus sélectif génère une diversification des régimes de circulation : les régimes de circulation des marchandises sont de plus en plus organisés par les accords fiscaux et commerciaux de l’OMC et les impératifs de la rapidité d’échange, tandis que les régimes de circulation des hommes sont encadrés par les politiques de contrôle des flux migratoires. Les chances de mobilité sont déterminées par un ensemble de facteurs complexes comme le statut professionnel, le genre, les origines, les stéréotypes ethno-religieux, les capacités économiques, linguistiques, les affiliations diverses, etc. Dans le contexte de l’après 11 septembre, les contradictions entre la lutte anti-terroriste par la sécurisation des voies d’accès et les logiques économiques de la globalisation ont fait émerger de nouveaux dilemmes opérationnels.
Il en ressort une mobilité négociée selon des arbitrages contingents : les conditions de la fluidité et des interconnexions font l’objet de régimes juridiques dérogatoires de plus en plus sophistiqués. Les grandes entreprises multinationales, par exemple, marchandent leurs accès et tarifs douaniers. Dans ce contexte, on voit apparaître des décalages criants entre des espaces et des hommes hyper-connectés et d’autres qui n’ont pas accès à cette mobilité.
Les individus privés de droit à la circulation sont pris en charge par un régime humanitaire étendu, qui dépasse le régime de l’asile. Les ONG gèrent des groupes de migrants «indésirables», définis comme vulnérables. Des droits fondamentaux sont attribués sur la base de la performance dans le répertoire de ‘vraie victime’, dans lequel la mise en scène du corps souffrant du migrant devient un outil stratégique pour susciter la compassion et la solidarité. Parce que des politiques plus restrictives encadrent les migrations mondiales, l’octroi de l’asile et la protection sociale des groupes de migrants vulnérables sont devenus de nouvelles frontières humanitaires entre l’Occident et le reste du monde. La sophistication des régimes d’accès conduit à l’individualisation des contrôles (appuyée notamment sur le recours aux données biométriques). Les personnes qui souhaitent échapper à cette emprise sont contraintes de tenter de modifier leur identité corporelle, notamment par des mutilations conduisant à l’effacement de leurs empreintes digitales. Les frontières sont désormais susceptibles d’être « portées » ou transportées par tout un chacun. Le processus de détachement de la frontière par rapport au territoire se traduit par son inscription dans les corps. Elle provoque également une incorporation du contrôle et une biographisation de la frontière.
Contournements et détournements des règles du jeu
Ces transformations sont d’autant plus complexes qu’elles impliquent une multiplicité d’acteurs. Au côté, des compagnies privées et des agences supranationales qui secondent les Etats dans la surveillance des frontières interviennent une multitude d’entreprises. Celles-ci monnayent leurs services pour fluidifier la circulation des hommes, des marchandises et des capitaux. Certaines se spécialisent dans l’aide à l’obtention de visa ou d’agréments permettant de traverser les frontières avec un minimum de contrôle et plus de rapidité ; d’autres s’attachent à faciliter la circulation des marchandises. C’est le cas de certaines sociétés de consulting intervenant auprès des grandes compagnies marchandes. Elles produisent des études et des bases de données sur les différences de capacité logistiques des ports de la planète. Ces données permettent aux entreprises de traiter les flux de marchandises et de mettre les ports et les Etats en compétition. En conséquence, les dispositifs de contrôle sont aménagés pour mieux attirer les flux.
Au niveau informel, un grand nombre d’acteurs interviennent également pour moduler le degré de porosité des systèmes de filtrage et les modalités de leur mise en œuvre. Le trafic de migrants fournit une illustration pertinente. En s’organisant et en se professionnalisant, les passeurs deviennent incontournables pour qui veut traverser une frontière clandestinement ou contourner les systèmes de contrôle. En fonction de leurs intérêts économiques, ils n’hésitent pas à faciliter ou à rendre plus difficile le passage et l’évitement. Ils s’imposent ainsi comme des « autorités régulatrices » parallèles aux acteurs formels en charge de la surveillance. Les autorités formelles n’ont pas les moyens de mettre fin à ces réseaux de passeurs. Elles préfèrent souvent les instrumentaliser dans leurs stratégies de lutte contre d’autres formes de criminalité. Ce faisant, elles intègrent ces réseaux informels au sein de leurs mécanismes de régulation et de contrôle.
Pourquoi un antiAtlas ?
Les atlas, ces recueils de cartes géographiques, instruisent depuis des siècles les populations et comblent les amateurs de beaux livres. Ce sont des objets édifiants. Ils produisent un double effet de représentation scientifique de l’espace et d’unification du monde. Les sciences de l’espace (topologie, géométrie, géographie) ont manifesté une attention constante à la précision du relevé, de la mesure et des ordres de grandeur (échelles, écarts, etc.). L’histoire de la représentation des frontières est celle d’une réitération constante de la confrontation entre d’un côté des représentations statiques et réglées avec de l’autre la fluidité de l’expérience sociale. L’instabilité des relations internationales a fait le bonheur des cartographes. Elle a fait de la carte un objet politique par excellence. La reconnaissance mutuelle des tracés par les traités est le principal processus par lequel les frontières ont acquis une certaine stabilité. Faire un atlas des frontières suppose une telle stabilité, ou peut en produire l’illusion. C’est un effet de la systématicité des atlas que de rendre compte du morcellement du monde tout en produisant son unification. La mise en ordre cartographique est donc une mise en ordre sociale et politique. Alors, pourquoi entreprendre un anti-atlas des frontières ? Pour créer du désordre social et politique ?
Une approche dynamique et critique
La réponse décevra autant les tenants de l’ordre prompts à débusquer les fauteurs de trouble et les ennemis intérieurs que ceux du désordre en quête d’étayages intellectuels. Notre entreprise est d’abord une entreprise d’exploration collective. Parler d’anti-Atlas des frontières, c’est d’abord dire que la représentation graphique systématique n’est pas le mode de connaissance le plus acceptable ni désirable des frontières. Nous ne sommes pas contre les cartes comme production scientifique et comme outil de connaissance, mais contre l’idée qu’une compilation systématique de cartes, agrémentée de commentaires, pourrait produire une connaissance suffisante des frontières. Les catalogues géopolitiques ont souvent la faveur des états-majors, parce qu’ils permettent d’organiser une vision synthétique des rapports politiques et sociaux. A ce genre de portage titanesque du monde, nous préférons des investigations multiples sur sa complexité. La frontière, au-delà de la topologie (étude des lieux), pose des problèmes d’ontologie (questionnement sur le mode d’existence), de morphologie (étude des formes), de sociologie (études des faits sociaux), d’anthropologie (étude des êtres humains), de psychologie (étude des faits psychiques), etc. La question est peut-être aujourd’hui moins de postuler un ordre territorial que de savoir dans quelle mesure les frontières ont vraiment une inertie physique, comment elles se construisent socialement, à partir de quelles mobilisations et démobilisations, comment elles se matérialisent et se dématérialisent selon les contextes, se présentent à nous comme dispositifs en évolution, supportent des opérations de contrôle et de surveillance déterritorialisées, « fonctionnent » mécaniquement, électroniquement, biologiquement, conditionnent les échanges, génèrent des règles formelles et informelles, fabriquent régulièrement ou aléatoirement du légitime et de l’illégitime. Il s’agit donc moins de donner à voir la frontière comme lieu que de chercher à la comprendre comme processus, et donc comme fait en perpétuelle évolution. L’atlas produit une synthèse statique et réglée, l’antiAtlas une analyse dynamique et critique.
De l’exploration scientifique à l’expérimentation artistique
Conçu au départ comme un projet de recherche exploratoire, l’antiAtlas est devenu une expérimentation dans le sens artistique du terme. Le fait de réunir des chercheurs en sciences humaines, en sciences dures, les professionnels du contrôle (douaniers, militaires, industriels) et les artistes au cours de dix séminaires de recherche (2011-2013) a non seulement permis de confronter différentes approches des frontières mais a également conduit des expériences transdisciplinaires (jeux vidéo basés sur des faits observés, cartographie participative, représentation graphique ou fictionnelle de données d’enquête, etc.), où la frontière vécue a trouvé des voies de représentation originales. Par ailleurs, les œuvres artistiques sur la frontière sont autant d’explorations et d’expérimentations du rapport ambivalent à la frontière – ce qu’elle fait de nous, de notre identité, de notre intimité, de notre corps, mais aussi ce que nous en faisons, comment nous la faisons apparaître et disparaître matériellement et immatériellement, comment nous en jouons, soit pour nous libérer de sa présence, soit pour surveiller et dénoncer nos contemporains. Les médias tactiques (détournement des dispositifs de surveillance) sont autant de manifestations spectaculaires de cette ambivalence. Ces œuvres nous permettent également de prendre des distances avec l’alternative domination/résistance, pour donner à voir la relation sans cesse rejouée entre la rationalité des entreprises de contrôle et les pratiques qui les déjouent.
Cette confrontation et ce dialogue entre l’art, la science et la pratique, ne cherche pas à construire une nouvelle « doxa » pour l’étude de la frontière. Nous pensons simplement que la transdisciplinarité permet des stratégies d’emprunts et de déplacements. Chaque discipline peut servir à un moment donné de véhicule à une autre. Ceci n’annule en rien la logique propre et la cohérence d’une forme spécifique de savoir, mais propose une forme d’expérimentation, avec toutes les limites que cette notion d’expérience peut porter, et toute la richesse qu’elle peut engager. C’est dans ce sens que l’antiAtlas nous place dans une situation d’expérimentation commune qui nous oblige à prendre en charge la position de l’autre dans notre propre réflexion.
Du réel au virtuel
La question des mutations des frontières au 21ème siècle renvoie enfin aux transformations de l’espace, des façons de l’expérimenter et de l’organiser. Les frontières constituent des éléments majeurs de notre façon de nous représenter le monde dans lequel nous vivons et de nous représenter notre place et notre position dans ce monde. A travers l’expérience commune de l’antiAtlas, nous essayons notamment de comprendre comment les individus traversent les frontières mais également comment les mutations des frontières contribuent à construire différemment leur expérience. Les nouvelles technologies de contrôle en réseau contribuent à organiser de nouveaux espaces qui ne sont pas de l’ordre de l’étendue, mais de la circulation et du flux, de la boucle et de l’interaction. Ce sont des espaces virtuels, dont le web est sans doute la manifestation la plus évidente. Le territoire de l’Etat nation dans son acception westphalienne renvoyait à des étendues géographiques bornées par des limites, les frontières. Dire que l’espace construit par ces technologies de contrôle et par le vécu quotidien des populations est maintenant déterminé par des flux et des réseaux, c’est bouleverser les logiques anciennes et ouvrir de nouveaux questionnements.
Ces évolutions nous amènent à reconsidérer les formes d’organisation et de pratiques sociales, économiques, culturelles et politiques ; par conséquent, elle pousse à s’interroger sur l’idée de communauté, ou de lien social. Ces communautés ont maintenant des caractéristiques particulières : elles sont provisoires et mouvantes, elles reposent sur des choix et des formes de participation nouvelles, elles ne tendent plus à englober la personne dans les différents aspects de sa vie mais elles sont partielles, multiples et entrecroisées. Ces formes réticulaires impliquent une redéfinition profonde de la distinction ancienne entre espace public et espace privé, entre l’ordre de l’individuel et du collectif, ainsi qu’entre le monde virtuel et le monde réel. En somme, l’objectif ultime de cet antiAtlas est de comprendre l’évolution des rapports politiques à l’espace et d’interroger notre devenir collectif.
Aix en Provence, septembre 2013
Cédric Parizot – coordinateur du projet, anthropologue, IMéRA, Institut de Recherche et d’Études sur le Monde Arabe et Musulman (UMR 7310)
Anne-Laure Amilhat Szary – géographe, Laboratoire Pacte (UMR 5194), Université J. Fourier, Grenoble
Antoine Vion – sociologue, AMU, Laboratoire d’Économie et de Sociologie du Travail (UMR 7317)
Gabiel Popescu – géographe, Indiana University South Bend
Jean Cristofol – philosophe, École Supérieure d’Art d’Aix-en-Provence (ESAA)
Isabelle Arvers – commissaire d’exposition, productrice
Nicola Mai – vidéaste, anthropologue, London Metropolitan University, Londres
Joana Moll – artiste media